lundi 3 mars 2014

L'archipel des mémoires

Petite visite de la routine au bout de deux semaines. L'emploi du temps est en place et s'acharne à régler ma vie comme il règle la votre, avec 7h d'avance.
Oser parler de routine au bout de deux semaines, c'est peut-être un peu fort et à mettre sur le compte du décalage linguistique, c'est faire une impasse odieuse sur ma sortie avec des Taiwanais et des Japonais dans une pizzeria par exemple. Comme prévu, les Taiwanais semblent bien entichés aux passions japonaises, l'une des plus amusantes (et des plus visibles du coup) est la sortie au restaurant "européen". L'idée y est, le truc c'est qu'on change tout le reste : service à l'asiatique, décors improbables, pizza banane-chocolat et bières hors de prix ! Un détour par ce genre de décalage n'a effectivement pas de prix, à quelques mètres du MRT (métro de Taipei, très souvent aérien) on se perd dans un ensemble d'entrepôts reconvertis en restaurants chics (dont un avec tours de magie au service !)... le Cour St Emilion avec une végétation nettement plus importante.

Moi aussi je commence à faire partie du décor, du moins à faire acte de présence dans mes interactions sociales avec la population. Si mes oreilles et mes mains continuent de se coordonner pour établir la communication avec les autochtones, il en va heureusement de même avec mon sens de l'orientation. J'arrive à peu près à repérer mon quartier et ses alentours ainsi qu'à me familiariser avec les bus. Environ 3h de bus (aller-retour) chaque jour pour aller bosser, mais pas encore lassé, je m'émerveille de chaque détail que j'arrive à lorgner tout au long du voyage. Il vaudrait mieux que je profite de cette innoncence, elle sera éphémère comme toutes les innoncences, avant de rejoindre les rangs de ceux qui bavent en dormant au bord des vitres défiant alors les lois de la physique qui sont durement établies par le chauffeur dont le pied est clairement en conflit avec la pédale de frein. La conduite frénétique des chauffeurs reste amusante autant que généralisée. Tous ces moments de bonheur pour moins d'un euro par jour de transports en commun.

Vendredi étant cependant loin de la routine pour les Taiwanais. La commémoration du 2-28 est quelque chose que j'ai appris en arrivant, un flagrant manque de préparation de ma part. Le 28 février (28-2, nous Français seuls au monde à présenter les dates ainsi) 1947 fut un terrible jour de répression pour les intellectuels (et les civils également, déjà dans les années 1940 on n'était pas militariste par altruisme) qui s'opposaient au régime nationaliste des continentaux qui récupéraient le pouvoir après le départ des Japonais. En ce 28 février la population s'était soulevée contre un régime militariste corrompu, et dès ce jour elle endura 40 ans de loi martiale et l'amputation d'une bonne partie de l'élite intellectuelle... Seulement 50 ans plus tard, en 1997, un musée commémoratif est établi et le parc qui accueillait la radio japonaise devient le "228 Peace Park" dans lequel tous les 28 février les indépendantistes viennent manifester avec leur drapeaux "Indépendance", "Fin de la tyrannie continentale" ou encore "Terminons le sino-centrisme", un défilé de couleurs au profit d'un hymne au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes au pied d'un monument où reposent les cendres des martyrs.

Taiwan est, à l'image de ce parc 228, l'archipel des mémoires confrontant en permanence souvenirs de la colonisation japonaise dont l'héritage reste un sujet de déchirements et ravivant le débat fondamental sur l'indépendance du pays ou son attachement au statut de "République de Chine". Si l'Histoire est souvent expliquée comme un "chantier en construction permanente", dont l'actualité est également très vive avec la modification en ce moment des manuels d'histoire taiwanais, les mémoires sont comme des champs de bataille : impensables sans le passé, ils sont nécessairement les ruisseaux d'un avenir mouvementé.