lundi 10 octobre 2011

(Re)Tour à Nara

Dans le Kansai, j'ai la chance d'être très proche de villes merveilleuses, « authentiques » diront les habitants de la région (assez fiers de leur différence avec les gens de Tokyo).
Comment qualifier Nara ? Ville aux lanternes ? Ville aux cerfs (shika) ? La ville-forêt ? Il est déjà même difficile de parler de parc ou de forêt ; la colline qui abrite, sur un grand espace naturel, les temples est une forêt ouverte mais aussi un parc (mais non fermé donc).
J'hésite mais imaginons qu'elle soit inclassable.
Nara c'est l'ancienne capitale du Japon archaïque, une sorte de lieu de naissance de la « civilisation japonaise » (avec Kyoto, très proche). On trouve à l'est de la ville, qui concentre des temples shinto et bouddhistes, une formule de tout ce qu'on peut imaginer du Japon (au delà des villes) sans l'avoir vécu : forêt froide et silencieuse, sanctuaires isolés et lanternes de pierre qui bordent les routes.

La ville baigne dans une tranquillité relative, elle est plus basse, moins rapide. Mais c'est aussi le Japon d'aujourd'hui et pas une image figée dans l'éternel, donc pas mal de voitures, beaucoup de piétons, des hauts-parleurs dans les rues, les conneries habituelles (un restaurant de falafel) et plus de touristes que dans la plupart des villes (c'est-à-dire qu'ici ils sont visibles). Toutefois, Nara est une ville où l'on peut se permettre d'ignorer ce monde, et franchir la barrière invisible qui mène dans la zone sacrée est une chose que j'ai rarement pu apprécier ailleurs.

A peine sorti de la gare, le premier objectif est de louer un vélo. On loue des vélos à la journée pour pas cher. Bien sûr la zone des sanctuaires étant située sur une colline, on travaille ses cuisses toute la journée. Mais le bonheur d'une flânerie en vélo, aux milieux des temples, en passant par les petites rues et les grands chemins dans l'ombre de la forêt est unique.
Plutôt que de choisir un circuit en vélo prédéfini et maximisant votre nombre de sanctuaires visités, on essaie de se perdre dans le parc, trouver les sanctuaires au hasard de la fatigue ou de l'ambiance. On se retrouve en fait, dès l'entrée du parc, obligé de s'arrêter pour s'ébahir devant les cerfs, animaux sacrés de la ville, qui vivent dans un grand espace de liberté (dans la forêt mais sans barrières autour de celle-ci). On croise souvent des petites mamies souriantes qui vendent la seule nourriture autorisée pour les cerfs, éparpillées un peu partout et pas seulement près des boutiques où on peut acheter tout ce que vous imaginez en « merchandising du cerf » (t-shirt, porte-clé, talisman, gadgets pour portables, peluches, cartes, trucs en plastique) à des prix auxquels seul le vrai touriste pourra céder. Une aventure dans l'aventure c'est de nourrir ces bêtes, car cela revient à s'attirer une armée de bambis qui viennent vous bousculer pour leur repas, selon les affiches de prévention ils disposent même d'un sacré arsenal allant du « kick » au « knockdown ». On croise quelques enfants qui pleurent, les jeunes japonaises qui viennent faire leur sorties du w-e et évidemment beaucoup de familles (en plus j'y suis allé un samedi, donc pas très représentatif de l'ambiance de la ville). Jamais autant entendu de « kowai » (« ça fait peur », et oui bambi n'est pas forcément inoffensif) et de « kawai » (« mignon », oui quand même) dans la même journée, drôle de vision du sacré...

A midi, le repas c'est Gyudon (bol de riz avec du boeuf) et bière dans un petit restaurant typiquement japonais : les tables sont séparées par de petites barrières créant ainsi son petit espace à demi fermé, une allée centrale divise la petite pièce en deux dans laquelle circule la dame qui prend les commandes (toujours à voix très haute et sans attendre de merci ou de s'il vous plait).

Retour dans le parc, mais cette fois en s'enfonçant vers le calme. La force des lieux, c'est bien le silence, la nature omniprésente (les sanctuaires, anciens, se trouvent très souvent en forêt) et en même temps un grand détachement (qui en découle ?).
Le sacré, comme d'habitude au cœur de la société, est en même temps relégué, déplacé et donc physiquement isolé alors même que les temples sont ouverts (au contraire par exemple des églises, fermées). Invisible quand il est dans les corps, il explose de visibilité lors des matsuri (festivals) où de grandes processions sont l'occasion de fête et de réunion. Nara est une ville où l'on médite, à méditer.

Avoir un choc spirituel, c'est connu dans le monde quand on approche de la Mecque ou à Jérusalem mais au Japon c'est autre chose. Les spécificités de la religion au Japon sont la synthèse et la tolérance. J'avais d'ailleurs lu quelque part ce proverbe japonais, amusant et peut-être révélateur : « On peut même prier une sardine, c'est une question de foi ». Il est donc intéressant de trouver des temples des deux confessions qui s'avoisinent, voir partagent le même sanctuaire... chose que je n'imagine pas tellement en France. On peut voir là dedans un pragmatisme (« exotique ») mais dès l'origine, l'ancien nom de la ville était Heijo ou « cité de la paix », jusqu'à aujourd'hui où quelque temples (dont le grandiose Todaiji, qui abrite le Bouddha) sont patrimoine mondial de l'humanité, on décèle la reconnaissance d'éléments plus profonds.
Le shinto est la religion « autochtone » du Japon, pour autant il n'est pas l'essence du pays dans lequel on pourrait puiser toute la compréhension des habitudes et mœurs japonaises. Le mystère social est toujours à l'œuvre dans ce pays, avec ou sans religion, car les Japonais (contrairement à ce que j'ai pu voir d'autres pays) donnent une incroyable impression (voire illusion) d'homogénéité.

Nara est une ville spirituelle, elle renferme un esprit qui nous est inconnu. Inconnu mais pas méconnaissable, puisqu'il se donne souvent à voir. Voir et revoir, vivre et revivre des lieux c'était cette journée à Nara. Peut-être parce que j'étais déjà venu il y a trois ans, et que beaucoup de souvenirs sont remontés, c'est ici que j'ai réalisé, après un mois (bientôt jour pour jour), que je vivais au Japon.